Jane, le renard & moi

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23 novembre 2014 par Lunch

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Lunch

Avec un parti-pris graphique surprenant – un dessin qu’on croirait vacillant, quasiment dénué de couleurs – Jane, le renard & moi pose dès la couverture de l’album, austère et sur fond gris, une barrière avec le lecteur.
À première vue peu avenant, le livre se révèle pourtant de plus en plus immersif et bien pensé.

Récit d’une adolescence fragile

L’école publique, gratuite et obligatoire (merci PEF) représente une bonne partie de notre vie à tous. Les enfants débutent leur scolarité dès 3 ans et ne la terminent généralement qu’à l’âge adulte.
L’école c’est l’apprentissage : compter, lire, vivre en communauté… pour petit à petit envisager son avenir. Pour les parents, la réussite de leur enfant revêt toujours d’une importance capitale. Pour les enfants, c’est aussi leur petit jardin secret quel que soit leur degré de maturité.

« Je suis une saucisse de Toulouse, un ballon de football, une bouteille d’Orangina, un bébé truie, un coussin à fourchettes. Je fais fuir les garçons… et les renards. »

Hélène est une enfant comme une autre, jeune et fragile. Mais depuis quelques temps les journées à l’école sont un véritable calvaire. Ses amies la fuient. Pire : ils l’insultent, la rabaissent moralement plus bas que terre. Hélène s’enfonce dans la dépression, intériorise son mal-être, l’entretient.

Nous savons d’expérience que l’école est parfois rude, que les enfants ne se rendent pas compte du mal qu’ils font et sont parfois cruels, qu’il y a toujours plus ou moins un bouc émissaire sur lequel il est plus facile de taper, voire de rejeter sa propre peur.
Hélène vit une adolescente difficile, subissant les brimades de ses camarades de classe. Alors elle se réfugie dans la lecture de Jane Eyre pour fuir son quotidien de railleries. Elle voit en Jane son propre reflet et s’identifie facilement à son enfance malheureuse et sans amour.

Hélène Eyre ou les Mémoires d’une adolescente

Ce récit croisé de Jane dans la vie d’Hélène se fait au fil de sa lecture du roman de Charlotte Brontë.
La période choisie par Fanny Britt pour son scénario est courte de quelques semaines tout au plus (en parfaite adéquation avec le rythme de lecture d’Hélène : 13 pages le temps d’un trajet en bus). Chacune des apparitions de Jane apporte une bouffée d’oxygène dans la trame narrative, qui parvient parfois à déborder du cadre de la fiction le temps d’une pause colorée. Inspiration… respiration !

L’histoire est intelligemment menée, sans longueur. Avec beaucoup de tristesse certes, mais aussi une bonne dose d’optimisme. Ouf !

Au départ déconcertant, le talent d’Isabelle Arsenault était tout juste ce qu’il fallait pour accompagner les cris du cœur d’Hélène.
Le coup de crayon de l’illustratrice n’est pas le plus facile d’accès mais il est parvenu à me convaincre au fil de ma lecture, pour finalement me subjuguer. C’est vraiment en lisant qu’on prends le ton du graphisme.
L’auteure est incroyable dans sa maîtrise du crayon à papier, alternant les mines différentes pour faire un trait plus gras ou plus fin selon les besoins et les circonstances, donnant à ses arrière plans une beauté un peu surréaliste : on n’imagine pas autant de justesse dans une silhouette qui se découpe au loin, autant de précision dans tel immeuble aux traits si propres et aux ombres si bien dosées.
Dans ce contexte tout de gris et de blanc, la couleur n’est là que pour les moments de joie. Elle a un véritable impact visuel : le dessin au service de la narration.

L’école on ne sait jamais vraiment ce qu’il s’y passe et en tant que parent, j’ai été touché par cette fille qui subit les journées de classe comme un supplice, qui est mise à l’écart et qui de fait s’isole encore plus. Cette lecture a provoqué chez moi comme une mise en abyme de mes propres angoisses de père, qui se demande comment se passe les journées de sa fille et qu’il ne maîtrise pas.
Mince, je crois que je suis un peu papa-poule finalement…

Une lecture forte me concernant… et que je conseille évidemment.

Badelel

Des écrits sur l’adolescence, il y en a à tire-larigot, mais parmi tous ces bouquins, toutes ces BD, y en a-t-il un seul qui vous ait vraiment rappelé votre propre adolescence ?

Si Jane, le renard & moi m’a tellement touchée et dérangée, c’est sans doute parce qu’il m’a rappelé ma propre jeunesse : un court épisode de ma vie (il a dû durer 2 semaines maxi, mais que voulez-vous, à cet âge on se fait tout un monde de pas grand-chose) pendant lequel je me suis disputée avec mes amies. La solitude de cette petite Hélène et le rejet qu’elle subit de la part des autres me rappellent tellement ce que j’avais vécu à cette époque que ça me fait dire que ce récit à un quelque chose de la fiction autobiographique.

Bien sûr, ma propre expérience n’est pas aussi exagérée. La harcèlement auquel elle fait face est autrement plus important, et en cela ce livre me rappelle Orignal. Mais le sentiment de solitude est tellement prégnant que quiconque l’a subit à un moment de sa vie ne peut que se sentir pris à parti par l’histoire d’Hélène.

On ne sait même pas comment se déclenche le rejet. On se doute que les robes à crinoline n’y sont pas pour rien, ça se confirme plus tard même. Mais comment ça s’est fait ? Brutalement avec une dispute ? De façon plus insidieuse ? Geneviève a-t-elle simplement commencé à se moquer d’elle en entrainant ensuite les autres à en faire autant ?

Mais ce n’est pas la seule chose qui m’a émue. Le rapport humain entre l’héroïne et sa mère a quelque chose de profondément bouleversant. Il est fait de non-dits, de lourdeurs et d’absence de communication sans pour autant que l’amour qui les lie ne soit jamais mis en cause, mais pour autant jamais exprimé. « C’est une ado » m’a répondu Lunch. Certes mais c’est à double sens.

Hélène aime sa mère et souffre de la vie qu’elle mène, c’est évident, elle nous l’explique pendant deux pages :

« Quand [ma mère] fait ça, je l’imagine penchée sur sa vieille Singer passé minuit. Après avoir fait le souper, parti le lavage, aidé mes petits frères avec les devoirs, fini un dossier pour aujourd’hui demain, étendu le lavage, fait les lunchs pour demain, envoyé la gang au lit, changé l’aiguille du tourne-disques, plié le lavage, changé le fusible du poêle (…). Passé minuit, donc. Les yeux rouges les cheveux pris dans ses bobépines dépareillées, le huitième café noir refroidi sur la laveuse (…), je l’imagine vider sa canette de fil juste avant d’avoir fini. Je l’imagine obligée de changer la canette et d’enfiler pour la vingtième fois le fil dans l’aiguille de la machine et se dire à voix haute pour que peut-être quelqu’un l’entende (…) : « Je vais mourir de fatigue ». Alors je regarde la nouvelle robe à crinoline toute belle (…) et elle se fane un peu, tout de même. » (oui l’extrait est long, il fait deux pages).

De même, la mère aime sa fille (c’est une mère) mais ne sait pas (ou plus) l’exprimer.

Cet amour aussi bien que sa non-expression transparait dans les mots et dans les regards et j’y ressens un profond malaise. Cette idée que ces deux personnes s’aiment comme une mère et sa fille peuvent s’aimer et qu’elles ne l’expriment en aucune manière a un côté « temps perdu » qui me dérange.

Évidemment ce livre est FAIT pour déranger, l’atmosphère graphique l’accompagne donc au fusain dans les teintes grisâtres. Mais malgré un style volontairement barbouillé, les traits sont beaux, expressifs et maitrisés, distillant une ambiance parfaitement adaptée. Seules les planches consacrées à Jane Eyre (la bouée de sauvetage d’Hélène dans sa solitude et sur laquelle elle bovaryse) se colorent à la peinture, la sortent de son univers sinistre et lui laissent espérer un avenir meilleur. Jusqu’à ce que les deux histoires se confondent. Jane Eyre finit bien, Jane, le renard & moi aussi et soudain les couleurs reprennent le dessus dans la vie d’Hélène.

En dehors de Jane Eyre et de cet aspect graphique évolutif, le rayon de soleil de cette BD, c’est son langage. Jane, le renard & moi est une BD québécoise, parue chez un éditeur québécois. On soupe, on est tanné, on sent le swing et on magasine… C’est chantant comme l’est toujours le québecois, c’est authentique sans être kitch, c’est un pur régal !

D’autres avis : Bidib, Mo’, David Fournol
Jane, le renard & moi (One shot)
Scénario : Fanny Britt
Dessin : Isabelle Arsenault
Édition : La pastèque 2012
Le blog d’Isabelle Arsenault.
La présentation de l’album sur le site de l’éditeur.
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4 réflexions sur “Jane, le renard & moi

  1. […] Ricci 47- (=) Washita, S. Gauthier, T. Labourot 48- (+) Le Photographe, Lefèvre, Guibert 49- (N) Jane le renard et moi, Isabelle Arsenault, Fanny Britt 50- (=) Lorenzaccio, Régis […]

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  2. […] 17.67, Tome 1, Tome 2, Tome 3, voir mes avis sur les , tome 1, tome 2 et tome 3 49- (N) Jane le renard et moi, 17.67, Isabelle Arsenault, Fanny Britt, La Pastèque 50- (=) Lorenzaccio, 17.67, Régis Peynet, 12 […]

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