Une métamorphose iranienne

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16 septembre 2012 par Lunch

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Lunch

La couverture de l’album nous donne d’emblée le ton : Un homme, crayon dans la main droite, croise dans la rue un autre homme, de dos, portant un large imperméable et une tête de cafard.
Une métamorphose iranienne ça ressemble à quoi ? Ça à quelque chose à voir avec La mouche de David Cronenberg ? Non… enfin si… un peu.
N’allez pas vous imaginer une histoire fantastique avec des prototypes de téléporteurs et un scientifique qui se transforme à la suite d’une malencontreuse expérience. Ici, Mana Neyestani va en quelque sorte muter en un cafard abject qu’il vaut mieux enfermer en prison avant que ses idées ne prolifèrent.
Il s’agit bien évidemment d’une image. Ce livre ne contient aucune transformation physique de ce genre et, malheureusement, narre un fait bien triste et bien réel dans un monde qui se veut le berceau de la liberté d’expression… mais pas partout !

« Je constate que vous n’avez transgressé aucune loi dans cette affaire. Mais certaines personnes se sont servies de ce dessin comme prétexte pour semer le trouble en Azerbaïdjan donc je n’ai d’autre choix que de…
… vous placer en détention provisoire… pour une durée d’un mois. »

Comme le disait Pierre Desproges : « On peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui. »
A-t-on le droit de tout dire sur tout ? Oui, a priori… et surtout lorsqu’on travaille dans la presse : c’est un métier. Mais en Iran comme dans de nombreux autres pays où le mal-être est latent, la liberté d’expression est bafouée et le moindre petit écart est capable de soulever des émeutes.
Mana Neyestani, ancien journaliste politique jusqu’à l’interdiction du quotidien pour lequel il bossait, s’est reconverti dans la presse jeunesse. Loin de toute l’agitation de la presse réformiste et d’opposition, il pensait être tranquille en illustrant une page hebdomadaire pour les plus jeunes. Il se savait surveillé bien sûr, de par son ancien poste, mais il pensait son nouveau rôle moins risqué… c’était sans compter les différentes sensibilités ethniques qui, se sentant offusquées parfois pour des broutilles, sont capables de lever tout un peuple protestataire et menaçant.
Mana Neyestani, pour avoir dessiné un cafard qui prononçait un mot en Azéri (langue des Turcs d’Iran), s’est vu condamné à l’emprisonnement. Pour sa sécurité soi-disant…

« Comme tu es en Iran, on ne peut rien faire pour toi. Il faut que tu quittes l’Iran. Une fois que ce sera fait, tu pourras entrer en contact avec n’importe quelle organisation internationale de défense des droits de l’homme et nous pourrons t’aider de mille et une façons. »

Sans raconter le livre d’un bout à l’autre, il faut savoir que l’auteur consigne ici son parcours du combattant pour parvenir à s’échapper d’une prison à vie qui lui tendait les bras. Après des années de galère, de difficultés et de mépris, il est parvenu à rejoindre la France, terre d’accueil salutaire. C’est grâce au statut de réfugié politique qu’il a pu narrer son histoire et nous la présenter. Une histoire qui nous fait état de la situation compliquée en Iran et de la dure réalité de la liberté d’expression de par le monde.
Un récit qui m’interpelle et qui n’est pas sans me rappeler l’affaire de Charlie Hebdo et des caricatures de Mahomet. Le sujet était plus critique et volontairement provocateur mais il s’agit au final du même sentiment de révolte et une forme de condamnation de la liberté d’expression.

« La liberté, c’est votre frère qui vous attend les bras grands ouverts à la sortie de la prison.
La liberté, c’est contempler tous les immeubles de votre ville à travers la vitre du taxi. Comme si vous les voyiez pour la première fois.
La liberté, c’est rentrer à la maison et retrouver ceux qu’on aime. »

Çà et là nous livre une nouvelle fois un bel album pour un témoignage fort. Un livre au style graphique fleurant bon avec le journalisme de presse, avec toutefois la construction classique et chapitrée d’une bande dessinée d’auteur. C’est plaisant à lire, clair et sans accrocs dans la narration. Mana Neyestani nous transporte à ses côtés et explique posément les choses pour qu’on les comprenne bien. On ne peut que ressentir un profond sentiment d’injustice en refermant l’ouvrage. Preuve s’il en est que l’auteur a réussi son pari… puisse son écrit trouver écho dans son pays d’origine.

Badelel

Addendum du 28/04/2014

Une métamorphose iranienne est de ces lectures qui ne marquent pas par leur sensationnalisme. Ici, il y a de l’injustice, de la dénonciation de totalitarisme, du ressentiment, mais pas vraiment de la révolte ni du larmoyant.

Mana Neyestani propose ici un témoignage. Il pointe du doigt la démesure de ce qu’il a enduré pour un malentendu. En Iran, il ne faut manifestement pas grand chose pour finir derrière les verrous. Évidemment, on ne s’attend pas grand chose de la part de la justice iranienne, surtout à l’arrivée de Mahmoud Ahmadinejad, et le vécu de Neyestani ne fait que confirmer : détention provisoire sans infraction (c’est pour calmer les esprits vous comprenez ?), intimidation, pression psychologique pour… avoir dessiné un cafard.
Les situations sont parfois tellement invraisemblables que je me suis souvent dit « Pfff, le scénariste est lourd : c’est complètement irréel cette situation » pour me rappeler de suite après qu’il s’agit d’une histoire vraie.

Il en profite pour montrer du doigt la corruption des uns, l’opportunisme des autres : gouvernement, fonctionnaires, directeur du journal, gardiens de prison, prisonniers… Le portrait est éloquent.
Au-delà de ça, c’est aussi le vécu d’un prisonnier qui a toute la journée pour penser et qui ne fait que ça : pensées pour sa famille, ses proches, sa femme et sentiment de culpabilité à l’égard de son Mehrdad emprisonné par sa faute, l’attente, la frustration d’une injustice…

C’est aussi le parcours d’un homme qui tente de fuir son pays et de se faire accueillir en Occident pour échapper à la prison. Fuite d’un pays à l’autre, la peur d’être extradé, la difficulté à trouver des pistes, les volte-face des pays occidentaux, les susceptibilités des contacts et finalement les passeurs…

En bref, ce livre qui n’est ni plus ni moins qu’un vécu sans trémolo est l’occasion de montrer bien des choses. Pas seulement les dérives d’un gouvernement liberticide mais également celles de pays frileux, ceux qui prônent la liberté et les droits de l’homme mais qui se lassent d’être des terres d’accueil : nous. Finalement, entre les différents intervenants, le passeur est sans doute le moins sale. Certes il profite du malheur des autres pour se faire de l’argent, mais il agit avec beaucoup plus de respect pour les humains que les autres.

D’autres avis : Mo’, Jérôme, OliV’, David, Yvan, David Fournol
Une métamorphose iranienne (One shot)
Scénario : Mana Neyestani
Dessin : Mana Neyestani
Édition : Çà et là 2012
La présentation de l’album sur le site de l’éditeur.

3 réflexions sur “Une métamorphose iranienne

  1. Lunch dit :

    Par jerome le 17/09/2012 :

    Un très bel album que j’avais beaucoup aimé. Magnifique témoignage !

    Par Lunch le 17/09/2012 :

    Un témoignage essentiel même et qui nous rappelle que nous avons vraiment de la chance d’habiter en France.

    Par Mo le 17/09/2012 :

    Je ne savais pas si tu finirais par te laisser tenter. Un témoignage face auquel il est difficile de rester insensible

    Par Lunch le 17/09/2012 :

    Je me l’étais noté dans ma liste d’achat, à vous lire, l’enthousiasme m’a gagné 🙂

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  2. […] si on ne fait pas attention, ce qui n’est pas sans rappeler le cas de Mana Neyestani (Une métamorphose iranienne). Pour autant j’ai l’impression qu’Hanuka se défile. Il montre mais ne dénonce […]

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  3. […] sur le thème de l’Iran était, comme pour beaucoup de monde, le Persepolis de Satrapi. Neyestani a fait la suite, cet album de Nicolas Wild est donc le troisième. C’est fou comment, à […]

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